Travailler plus ou travailler mieux ?

Bord de mer

Le choc économique extrême du « Grand Confinement » - c’est ainsi que le FMI le nomme – appellera dans quelques semaines une relance de même ampleur. Encore faudra-t-il se mettre d’accord sur celle que nous souhaitons. Car disons-le de suite : chacun ira bientôt de son plan Marshall, couchera des milliards à investir sur son petit carnet, qu’il voudra faire rembourser par un autre que lui-même ; et les débats volubiles dont la vie politique française est si friande reprendront avec la même vigueur que dans le monde d’avant. Si une multitude de plans d’actions seront à n’en point douter proposés, deux grandes stratégies de relances devraient émerger des débats, préfigurant un retour de la bipolarisation de la vie politique française.

Nous pourrions les définir par leur principale finalité : celle du « travailler plus » et celle du « travailler mieux ». La première, plutôt de droite, voudra baisser massivement les charges des entreprises des secteurs en crise. Elle demandera aux salariés de rogner leurs avantages sociaux, et notamment leurs congés et RTT, pour ne pas grever la trésorerie des entreprises tout en rattrapant le temps perdu. Elle proposera peut-être même la mise en place d’une TVA dite « sociale », un mécanisme de report d’une partie du coût du travail sur la consommation.  Le prix hors taxe - prix de base du commerce international - des biens et services français baissant, les exportations en seraient stimulées. La stratégie du « travailler plus » fait clairement primer l’économie sur l’homme. Aux grands maux les grands remèdes.

La seconde stratégie, plutôt de gauche, part au contraire de l’homme et de la situation écologique. Elle constate que la chute de l’activité a modifié le rapport au travail de millions de français, ayant appréciés le temps passé auprès de leur famille. Elle constate que la nature a repris ses droits là où l’activité périclitait. Dès lors, elle interroge : pourquoi ne pas faire de cette crise qui a tout du grand soir un terreau dans lequel on ferait germer un nouveau modèle ?  Pourquoi ne pas investir massivement dans les énergies renouvelables et la décarbonisation de l’économie plutôt que de renflouer des entreprises polluantes, produisant des biens dont on ne veut plus et offrant des conditions de travail déshumanisantes éloignées des désirs des français ?

La seconde stratégie apparaît bien sûre beaucoup plus séduisante que la première. Privilégier les prairies verdoyantes au sang et aux larmes tient de l’évidence. Elle s’intègre presque dans une version 2.0 du progrès social.

Elle en détient aussi les limites. Le progrès social est de facto conditionné au progrès économique, et plus particulièrement aux gains de productivité, dont il n’est à long terme qu’une simple clé de répartition. Choisir le progrès social est donc de facto un choix entre le « vivre mieux » et le « gagner plus ». Il est le fruit de décisions politiques, presque toujours disproportionnées eu égard aux réalités économiques du moment. Il fait ainsi l’objet dans un second temps d’ajustements - allant bien souvent jusqu’à des renoncements retentissants - pour le ramener à son rôle de « part de gâteau » de la croissance.

Il faut que rien ne change pour que tout change

Mais le progrès social a malheureusement les propriétés du fleuve : il retrouve toujours son lit après une inondation.

Nous sommes bien placés pour le savoir. Depuis plusieurs décennies, en Europe occidentale, le coût croissant du vieillissement de la population accapare voire dépasse les gains de productivité réalisés. Ce phénomène, moins marqué en France que chez nos voisins il y a encore vingt ans, nous a laissé croire alors qu’une réduction unilatérale du temps de travail, et donc tout bonnement de la capacité productive des salariés d’environ 11%, était absorbable par nos entreprises, voire qu’elle créerait des emplois. Le monde de la fin des années 90 était certes largement dominé par les économies occidentales, dont les niveaux de dépenses sociales étaient relativement homogènes, et la France faisait figure de pays le plus dynamique d’Europe. L’Allemagne, notre principal concurrent, était considéré comme l’homme malade de l’Europe, 10 ans après la chute du mur et son coût exorbitant. La Chine n’était quant à elle pas encore membre de l’Organisation Mondiale du Commerce. La France pensait pouvoir s’engager sans crainte dans une grande politique de progrès social, faisant écho aux réformes du Front Populaire des années Trente.

Mais depuis le chat asiatique est devenu tigre et notre voisin allemand, à l’agonie, a choisi de financer son unité par le recul social et la primauté stratégique accordée à ses entreprises exportatrices. En total décalage avec le cours de son monde, ayant accru son coût du travail là où ses concurrents le baissait, la France est tombée de Charybde en Scylla. La désindustrialisation de masse ayant résulté de son manque de compétitivité - le poids de l’industrie dans l’économie française est passé de 16.5% à 12.2% entre 2000 et 2010 selon le ministère de l’économie – et la progression structurelle des dépenses sociales d’une population toujours plus âgée qu’elle finance par un endettement galopant l’a durablement affaibli. Il a fallu attendre la toute fin du quinquennat Hollande et sa politique - c’est bien le moins de la qualifier ainsi - pro-cadres citadins, et notamment son Crédit d’Impôt pour la Compétitivité et l’Emploi, pour constater un début de réindustrialisation de l’économie française.

La stratégie du « travailler mieux » est donc, qu’on le veuille ou non, tributaire de la santé économique du pays. Elle s’imposera à long terme, s’inscrivant dans une sorte de sens de l’histoire. Mais il faudra d’abord « travailler plus ». Il faudra s’engager quoi qu’il arrive dans une stratégie plus douloureuse, moins séduisante, mais indispensable, de reconstitution des marges des entreprises, de désendettement, de gains de parts de marchés, de création d’emplois. Oui, il faudra que rien ne change pour que tout change. Le vieux monde avant le nouveau.